L’Iran face aux Etats-Unis

Épinglé2 mars 2021 |

Pour comprendre les tensions actuelles qui affectent les relations entre les États-Unis et l’Iran, il faut croiser de nombreux paramètres entre le temps long et le temps court.

RETOUR SUR L’HISTOIRE

* L’Iran multiséculaire

Dans une perspective multiséculaire, l’Iran présente trois caractéristiques majeures:
– les Iraniens ont souvent eu le sentiment d’être les otages d’une géographie qui ne prête pas à l’échange et d’être entourés de populations hostiles. Une culture obsidionale s’est donc progressivement imposée.
– L’Iran a développé une culture d’échanges et de tractations.
– Cette grande nation porte les stigmates de l’humiliation imposée par la domination des grandes puissances. Il y a une volonté de réagir aux outrages et à l’abaissement

A cela s’ajoute un nationalisme qui s’est construit sur la longue durée, qui s’appuie sur un fond culturel pré-islamique, la construction d’un État ancien et d’une indépendance non moins ancienne. Ce nationalisme qui fait consensus a longtemps été dénoncé par l’Islam.
De toute son histoire, l’Iran n’a jamais été un pays impérialiste. Les frontières n’ont pas bougé et les Iraniens n’ont jamais colonisé leurs zones tampons. Cette absence de politique territoriale ne les empêche pas de conduire une politique satellitaire avec des minorités ethniques ou religieuses pour exercer une influence.

* Le temps court

La guerre Froide marque un tournant dans l’histoire de l’Iran.
De 1951 à 1953, Mohammad Mossadegh devient Premier ministre. Il met en place des réformes progressistes, une démocratie laïque et nationalise le pétrole sous le contrôle anglais.
Les Britanniques ont donné l’idée aux Américains du coup d’État qui renverse M. Mossadegh afin de lutter contre l’URSS, de reprendre le contrôle du pétrole et d’éviter l’émergence d’un nationalisme pouvant mettre l’Iran sur la voie du nassérisme. De facto, les Occidentaux ont annihilé un nationalisme laïc et le non-alignement.
Le Shah issu de la dynastie Pahlavi accède au trône et met en œuvre une dictature féroce laminant les forces révolutionnaires.
Le coup d’État américain est la matrice qui conduira les islamistes au pouvoir.

L’IRAN DEVIENT L’ENNEMI

*La révolution iranienne et ses conséquences

La Révolution islamique de 1979 et l’arrivée au pouvoir de l’Ayatollah Khomeiny remettent en cause l’ordre régional et font voler en éclat la stratégie occidentale.
Cette révolution dont le caractère chiite est secondaire, marque une rupture car le pilier régional de l’hégémonie américaine tombe. L’Iran devient une République et entend exporter la révolution notamment dans les pays arabes jugés corrompus. Cela suscite la crainte des monarchies du Golfe, l’hostilité des États-Unis et d’Israël.
Ce changement de paradigme exclut l’Iran de la communauté internationale mais aussi du champ religieux musulman.
Il s’agit désormais de faire chuter l’Iran.
-Les États-Unis et l’Arabie saoudite soutiennent l’Irak durant la guerre Iran/Irak.
-Un système de sanctions se met en place avec la règle de l’extraterritorialité.

Pour les Américains, ce basculement se traduit par un renforcement de l’alliance avec l’Arabie saoudite. Pour cet État rentier tout est désormais permis: crédits, armements… mais aussi développement de réseaux extérieurs (diffusion du salafisme) et d’une diplomatie interventionniste.

La révolution suscite une inquiétude dans les pays du Golfe car on craint une extension de la révolution. Dans ce contexte se constitue le Conseil de coopération du Golfe (1981). L’idée est de se rassembler pour faire face à l’Iran.

*Le régime iranien et sa stratégie de défense

Depuis la révolution, on assiste à une complexification de la société iranienne. Ce modèle a une influence régionale et ce nationalisme est en lien avec un expansionnisme régional. Quand la République islamique accède au pouvoir, elle entre en contradiction avec ce nationalisme traditionnel et promeut un nationalisme fondé sur l’islam chiite. Dans ce contexte d’hostilité, elle parvient à produire une synthèse des deux.

Pour comprendre la stratégie de défense de l’Iran, il est impossible de faire abstraction de la guerre contre l’Irak qui a fait un million de morts. Ceux qui gouvernent l’Iran aujourd’hui sont les vétérans de cette guerre.

– Le Shah avait lancé un programme nucléaire et la République islamique s’est engouffrée dans ce sillage notamment avec la guerre contre l’Irak. Ce programme ne vise pas Israël mais plutôt des voisins dangereux et s’élabore dans la clandestinité. Il provoque une certaine émotion en Occident.
– Le programme balistique constitue actuellement la capacité de riposte. Celle-ci peut faire à peu près 500 morts civils dans une première frappe. Il s’agit d’une réelle dissuasion contre tout agresseur censé. Les missiles ont une portée de 2000 km et une précision de 50m. L’Iran dispose de lanceurs suffisants. Cette capacité balistique n’est pas non plus destinée à Israël mais si Téhéran est frappée elle peut faire des dégâts de dissuasion. L’Iran est dissuasif sans avoir la bombe.

L’Iran dit aux acteurs internationaux qu’elle a besoin d’être dissuasive avec son programme balistique ou nucléaire. Le pouvoir iranien avance sur ces deux voies et donne aux occidentaux la possibilité de choisir.

* Les États-Unis et la décennie 2000 au Moyen-Orient

Après l’envahissement de l’Irak (1990-1991 ; 2003) les Etats-Unis considèrent qu’ils sont en situation de multiplier les interventions notamment en Syrie, Liban, Iran et Libye.
Les interventions suivent une logique d’hégémonie, d’endiguement d’une URSS moribonde, la construction d’un nouvel ordre américain autour de régions clefs. Ils veulent construire un empire non-territorialisé, avec des équilibres à distance.
Au fil du temps, les Etats-Unis entrent dans une logique d’expansion classique avec un accroissement des engagements pour pérenniser leur domination : lutte contre l’URSS, les non-alignés, protéger l’approvisionnement en hydrocarbures, défense d’Israël.
Après l’effondrement de l’URSS, l’interventionnisme continue. Chaque intervention engendre de nouvelles menaces, des contestations et de nouvelles interventions.

L’ACCORD SUR LE NUCLEAIRE

Cependant dès l’époque de G. Bush, les États-Unis se rendent compte que l’Arabie saoudite est un pays qui n’est pas encore assez puissant pour renverser le régime des mollahs et contrôler le Moyen-Orient. Après les attentats de 2001, une prise de distance s’opère avec Riyad amplifiée par le repli régional décidé sous B. Obama. Ce dernier fait le constat de la pérennité du régime et propose un pacte : la levée des sanctions économiques contre le renoncement au nucléaire. Des négociations s’engagent qui durent douze ans. L’accord ne prend pas en compte l’arsenal balistique.

Cet accord signé à Vienne en 2015 (Chine, Russie, Union européenne, France, Allemagne, États-Unis) permet à l’Iran de réintégrer la communauté internationale. Elle peut envisager son développement économique et est reconnue comme une grande puissance. Israël s’en irrite tandis que l’Arabie saoudite rompt ses relations diplomatiques avec l’Iran (2016).

Hassan Rohani et le camp des « réformistes » incarnent cette politique d’ouverture au monde. Ils laissent entendre que des mesures de libéralisation auront lieu et annoncent une amélioration des conditions économiques. En 2016, la situation de l’économie iranienne s’est améliorée : 12% de croissance, investissements étrangers, ralentissement de l’inflation.

RUPTURE DE L’ACCORD

* Dénonciation de l’accord par les États-Unis

Pendant sa campagne électorale, D. Trump a rejeté l’accord sur le nucléaire et les logiques d’affrontement ressurgissent. Les forces nationalistes et interventionnistes en proposant un nouveau plan en douze points ne demandent pas moins que la capitulation de l’Iran. Ils poursuivent plusieurs objectifs : détruire les capacités dissuasives, pousser l’Iran à la banqueroute et obtenir un changement de régime.
L’Iran garde le souvenir de M. Khadafi et de S. Hussein qui ont cédé puis se sont faits écraser. La politique américaine pousse à une conflictualité plus dure.

Les États-Unis s’appuient sur un groupe cohérent composé de l’Arabie saoudite, les Émirats arabes unis, Bahreïn, l’Égypte et Israël mais où chacun dispose d’une certaine autonomie.
Les évolutions internes de l’Arabie saoudite et notamment l’arrivée au pouvoir de Mohamed Ben Salman sont déterminantes pour la mise en œuvre d’une stratégie belliqueuse. Jusqu’alors l’Arabie saoudite se percevait comme une puissance régionale mais elle n’avait pas l’intention d’être en première ligne. Mohamed Ben Salman a une ambition régionale et expose désormais le royaume à des risques aventuriers aux conséquences catastrophiques (Liban, Qatar, Yémen, Iran).

Washington rompt l’accord (2018) et instruit un triple procès à l’Iran : insuffisance de l’accord et impasse sur le programme balistique ; menées subversives entretenant le terrorisme du Hezbollah et du Hamas ; visées hégémoniques en Syrie, Liban, Yémen et Irak.
Pour sa défense, Téhéran évoque les menaces qui pèsent sur sa sécurité avec la proximité des bases américaines ainsi que le surarmement de l’Arabie saoudite et d’Israël, le respect scrupuleux de l’accord, son engagement contre le terrorisme de Daesh et son absence de volonté hégémonique.

*Les conséquences des sanctions américaines

Les États-Unis et leurs alliés se sont engouffrés unilatéralement dans une logique de puissance destructrice et déstabilisatrice. Un régime de sanctions maximales (interdiction des transactions énergétiques, industrielles, financières) prive l’Iran de plus de 80% de ses recettes pétrolières (3 millions de b/j à 300 000 b/j) et de 40% ses recettes budgétaires.
Les sanctions américaines ont provoqué un retournement et un environnement catastrophique. L’Iran n’a plus de capacités d’investissement et cela a des conséquences pour la société civile. Les sanctions rendent impossibles les réformes.
Les sanctions décuplent les conséquences d’une crise endogène (inégalités, corruption, austérité) avec la dévaluation massive du rial, l’inflation, la récession, la fuite des investisseurs et une situation de pénurie qui paupérisent brutalement les populations.

D. Trump agit en violation du droit international et impose ses choix au monde par les règles d’extra-territorialité. Par une surenchère de la force, il cherche l’asphyxie économique pour mettre à genoux Téhéran tout en escomptant un soulèvement populaire pour renverser le régime. Il tente enfin de bâtir une « OTAN arabe » coordonnée avec Israël.

Cependant la stratégie de D. Trump comporte des fragilités fondées sur une évaluation biaisée du contexte et du rapport de force. Sous B. Obama, une grande partie du monde s’était rangée derrière les sanctions. Depuis la situation s’est complexifiée car Washington impose au reste du monde une politique que la plupart des pays rejettent, conscients des risques de chaos. Pour l’instant les menaces ne sont guère suivies d’effets et D. Trump s’agace de son incapacité à faire fléchir l’Iran. Comme B. Obama, il souhaite se replier du Moyen-Orient tout en multipliant les foyers de conflits avec la volonté de peser encore sur les événements. Enfin, le discrédit qui pèse sur l’Arabie saoudite, en quête d’hégémonie régionale et fer de lance de l’offensive anti-iranienne, ne lui facilite pas les choses.

* Des capacités de résistance

– sur le plan économique :
Les stratégies de contournement s’avèrent pour l’instant peu efficaces mais les sanctions favorisent la contrebande et les échanges par troc. L’Iran exporte des produits manufacturés (ciment), agricoles et des œuvres d’art qui ne sont pas touchés par des sanctions et cela diminue la dépendance à l’égard du pétrole.
Les sanctions ont structuré un territoire d’échanges bâtissant une forme d’intégration régionale de facto (Arménie, Syrie, Oman, Irak, Turquie, Émirats arabes unis, Kurdistan irakien).

– Sur le plan politique :
Les sanctions marquent aussi le durcissement et la militarisation d’un régime contesté par les mouvements sociaux, les démocrates et tous ceux qui rejettent les principes de la République islamique. L’exclusion des femmes et leur répression, le puritanisme de façade et la violation des droits humains s’accentuent. La victoire des conservateurs aux législatives en est l’illustration au prix de ce qui s’apparente à une mascarade électorale puisque 7200 candidats « réformistes » n’ont pas pu se présenter.

Téhéran a déjà montré sa capacité à survivre aux sanctions. En dépit des difficultés, le régime tient car il peut compter sur un appareil sécuritaire solide, un sentiment de résistance permettant aux forces les plus conservatrices d’accroître leur unité et leur force. Même si les États-Unis leur ont fermé toutes les portes de sortie, les Iraniens cherchent à se donner les moyens d’arriver à la table des négociations la tête haute. Ils testent la détermination de D. Trump et font le pari, dans un attentisme un peu désespéré, qu’il n’ira pas au conflit d’autant que les opinions publiques y sont opposées. L’Iran n’acceptera pas l’étouffement de son économie sans réagir en répandant l’instabilité dans le Golfe et chez ses adversaires.

* Le piège de la stratégie milicienne

L’Iran n’a jamais eu l’ambition d’occuper des territoires. La lutte contre les organisations djihadistes (Talibans, Al-Qaïda, États islamiques) a donné une dimension religieuse nouvelle aux affrontements. L’Iran est ainsi devenu l’acteur principal de ce que d’aucuns appellent l’arc chiite en s’appuyant sur des milices en Syrie, au Liban, en Irak, au Yémen notamment.
Si bien que l’Iran est désormais perçue comme une puissance impérialiste par ses voisins et cela a des conséquences sur la société iranienne.

* L’escalade récente

Dans un premier temps, l’Iran a joué la patience stratégique en espérant que l’Union européenne et la Chine pourraient compenser les sanctions américaines. Peine perdue, les entreprises européennes se sont désengagées alors que les chinois font des gestes mais ne compromettent pas leurs relations avec les États-Unis.
Trump est déçu car il pensait que l’Iran s’effondrerait. Il adopte une deuxième vague de sanctions menaçant les pays jusqu’alors exemptés d’application.
L’Iran abandonne sa patience stratégique. Elle perturbe la tranquillité de ses voisins : sabotage de navires dans le détroit d’Ormuz, destruction d’un drone américain au dessus de l’Iran et bombardement d’une installation pétrolière appartenant à Aramco en Arabie saoudite. Elle poursuit sa politique milicienne qui l’amène à être présente sur plusieurs théâtres d’opérations (Syrie, Irak, Liban, Yémen).
Sur le plan nucléaire, l’Iran s’affranchit progressivement de ses obligations mais avec une possibilité de retour en arrière. Elle ne franchit pas certaines limites. Elle accepte tous les contrôles pour ne pas se priver de ses derniers alliés : Chine, UE, Russie.

D. Trump a dépêché sur place un nouveau porte-avions, des bombardiers B52, des missiles Patriot, 1000 soldats et a envisagé des frappes avant de se rétracter. D. Trump entretient aussi cette tension pour stimuler les ventes d’armes et donner des gages à sa base électorale avant la présidentielle. Il met en place une stratégie d’assassinats ciblés notamment celui du général Qassem Soleimani.
Israël est intervenue plusieurs fois contre le Hezbollah au Liban et en Syrie. L’Arabie saoudite à la tête d’une coalition est engagée au Yémen et entretient des groupes salafistes en Syrie et au Liban.

On est donc actuellement sur un palier sur lequel les risques d’embrasement sont réels. Cependant :
– Les Iraniens comme D. Trump ne veulent pas la guerre.
– L’Arabie saoudite ne veut pas de confrontation. Riyad est dans une logique de désescalade. Les Émirats arabes unis savent que si un missile tombe sur leur territoire, l’économie s’effondrera du jour au lendemain. D’une certaine manière, la stratégie du pire s’est retournée contre eux provoquant une insécurisation et une instabilité témoignant de la capacité de nuisance de l’Iran.
Pour autant, si l’Arabie saoudite exprime son inquiétude, elle n’est pas prête à partager le contrôle de la région.
De toute évidence, il n’y aura pas de paix possible sans intégration de l’Iran dans le règlement des conflits. Tant qu’on exclura l’Iran, il n’y aura pas de solutions.

* Les mouvements sociaux

Dans ce contexte sombre, les mouvements sociaux viennent bousculer la donne.
L’arbitrage par les mouvements sociaux bouleverse les calculs des puissances. Ce que l’arrogance de D. Trump n’a pas réussi à faire, ce que la passivité de l’UE n’a pas fait passer… les peuples en lutte y parviennent: en Iran, on condamne tout à la fois la politique du régime et l’assassinat de Soleimani.
Les dynamiques sociales viennent régler les dynamiques du Moyen-Orient alors que la puissance ne le peut plus.

CONCLUSION

Un statu quo s’installe, chaque jour plus périlleux et propice à tous les dérapages. Une guerre multiforme risque de s’intensifier sur les fronts iraniens, syriens et libanais alimentant le terrorisme, les crises migratoires et économiques.

Ce contexte régional appelle des réflexions plus générales. Évoquer une question régionale nécessite, en raison des interdépendances croissantes, de l’inscrire dans une problématique plus globale.

– Derrière la dénonciation de l’accord sur le nucléaire, il y a la volonté américaine de ne pas renouveler le Traité de non prolifération (TNP). Dans ce cas, il n’y aura plus de règles sur la limitation des armements.
– La décision américaine participe au démantèlement et à la négation du droit international. La force s’impose sur le droit comme en témoigne le plan de D. Trump sur la Palestine.

– Les trois pays européens signataires de l’accord ont échoué à le maintenir. Le mutisme et la dénonciation théorique traduisent leur incapacité à agir et leur alignement sur les Etats-Unis. Il ne faut donc pas s’étonner que l’UE ne pèse plus rien au Moyen-Orient.

Pascal TORRE
responsable adjoint du secteur international du PCF
chargé du Maghreb et du Moyen-Orient