1789: son contexte, ses prolongements historiques

Étude2 juin 2009 |

C’est à juste titre qu’on a pu parler de changement d’époque à propos de la disparition, vers la fin du XXe siècle, des régimes qui se réclamaient du socialisme et du communisme en Europe. Certes, la notion d’époque est imprécise, celle de période ne l’étant pas moins. Elle s’applique indifféremment à un ensemble de quelques années, comme « la belle époque », à des périodes d’une amplitude variable, comme les cycles économiques, ou encore à un enchaînement d’événements historiques de longue durée. Sur ce dernier point, l’historien Albert Mathiez et d’autres n’ont pas hésité à établir une filiation entre les révolutions française de 1789 et russe de 1917. On peut en effet considérer que ces deux événements majeurs et ceux qui s’y sont rattachés dans l’intervalle forment un espace-temps bien déterminé de l’histoire contemporaine, quoi qu’en aient dit certains contradicteurs, notamment François Furet. Cela implique évidemment qu’on les envisage sous un angle particulier, en l’occurrence la mise en perspective des révolutions qui ont conduit à nos sociétés contemporaines telles que nous les connaissions avant la très symbolique chute de mur de Berlin.

Les deux dates citées : le 14 juillet 1789 et octobre 1917 ont marqué nettement la mémoire collective. Ce sont des temps forts dans des périodes de luttes révolutionnaires qui s’étendent sur cinq ans pour la révolution française (1789-1794) et sur trois ans pour la révolution russe (1917-1920). Et l’on verra que ces périodes s’inscrivent elles-mêmes dans des processus de transformation sociétale bien plus longs, et qui tendent à s’internationaliser, voire se mondialiser.

Luttes révolutionnaires : que faut-il entendre par là ?

Selon le professeur Devleeshouwer, de l’ULB, le terme de révolution s’utilise principalement dans deux sens :

— Révolution nationale, par laquelle une communauté humaine plus ou moins homogénéisée par la langue, la religion, les traits culturels, etc., « rompt avec l’entité politique dans laquelle elle est incluse » ;

— Révolution sociale : les structures économiques, sociales et politiques « subissent des bouleversements fondamentaux à la suite desquels (…) de nouvelles fractions de classes sociales ou des classes sociales tout entières accèdent au pouvoir ».

Critères peut-être trop absolus, mais cette double définition n’en est pas moins une référence utile pour aborder une problématique nécessairement complexe. On observera néanmoins que les révolutions française et russe présentent une autre caractéristique commune très importante. On ne saurait mieux la définir qu’en citant Tocqueville, celui-ci ayant évoqué la révolution française en des termes qui peuvent s’appliquer presque tels quels à la révolution soviétique : une révolution qui « n’a pas eu de territoire propre ».

C’est là une caractéristique relativement rare. On la chercherait en vain, par exemple, dans la transformation du Japon de pays semi-féodal, à partir de 1867-68, en pays capitaliste développé. Transformation qui dut beaucoup à des interventions extérieures, particulièrement après 1945.

Quant à la révolution chinoise de 1949, il n’a pas fallu une décennie pour que certaines réalités s’imposent : elle n’a été et ne pouvait être que chinoise. Et paysanne. Déjà, la révolution de Sun Yat-Sen, en 1911, s’était comme diluée dans les immensités rurales de ce pays-continent alors ingouvernable. Il y eut certes en Chine, de 1925 à 1927, une poussée révolutionnaire prolétarienne, mais la classe ouvrière chinoise fut mise hors de combat, brisée en tant que force motrice de la société. C’est pourquoi la révolution victorieuse de 1949 a été essentiellement une révolution sociale de la paysannerie, même si la plupart de ses cadres avaient été formés à l’école du prolétariat révolutionnaire des années 20 et 30. Certes, on parle encore du maoïsme, mais sans trop savoir ce que c’est devenu depuis l’évaporation des fantasmes soixante-huitards qu’avait alimentés le Petit livre rouge. De même, la révolution cubaine de 1958 est restée cubaine malgré les ambitions généreuses de « Che » Guevara.

De tout quoi il ressort que les révolutions modèles n’existent pas. Mais il n’en est pas moins vrai que l’étude des révolutions, quelles qu’elles soient et où que ce soit, fait aussi apparaître des traits communs à tout processus de transformation révolutionnaire. Lamennais en relève une, et des plus constantes, dès 1834 : « Un pouvoir quelconque établi ne périt jamais qu’auparavant il ne se soit usé lui-même, qu’il n’ait parcouru toutes les phases de son existence dans des conditions sociales données ». De même, il est constant que les peuples ne font la révolution que quand le pouvoir en place leur refuse des réformes ou certaines décisions politiques ressenties comme nécessaires, sans avoir les moyens de son refus. C’est d’ailleurs pourquoi les notions de réforme et de révolution ne s’opposent que si on les enferme dans des théories abstraites.

La demande sociale a un poids déterminant. Il aurait été périlleux, pour la bourgeoisie belge, de ne pas lâcher le suffrage universel et la loi des huit heures en 1919-1920. En revanche — restons dans nos contrées — personne ne sut gré au despote éclairé Joseph II des réformes, pourtant judicieuses, qu’il voulut imposer chez nous dans les années 80 du XVIIIe siècle. Ces réformes, que la révolution française allait introduire plus tard, ne correspondaient alors à aucune demande sociale majoritaire, pas même l’abolition de la torture.

C’est dire à quel point le facteur culturel joue un rôle considérable en la matière.

Le XVIIIe siècle français a vu la publication, de 1751 à 1772, d’un monument du savoir : L’Encyclopédie. Sous la direction de d’Alembert et de Diderot, et avec la collaboration de spécialistes de toutes les disciplines, cet ouvrage exposait méthodiquement toutes les connaissances de l’époque. Seules des minorités cultivées et fortunées pouvaient en faire leur profit. Eh bien, la révolution a créé les conditions générales nécessaires pour que tout ce savoir passe, en moins d’un siècle, des salons de la haute société aux petites écoles des campagnes les plus reculées. En 1791, la Constituante décide que « la société (…) doit mettre l’instruction à la portée de tous les citoyens. » L’idée de l’instruction primaire obligatoire commence à se dessiner. C’est une idée qui est alors très en avance sur son temps et que l’essor ultérieur du capitalisme industriel va d’ailleurs mettre entre parenthèses pour des années, en exploitant le travail des enfants, mais on doit à la révolution française de l’avoir inscrite à l’ordre du jour de l’histoire contemporaine. Cela ne nous empêchera pas de regretter la démolition de la cathédrale Saint-Lambert, à Liège, ou la destruction du tombeau de Léonard de Vinci, à Amboise, mais on peut comprendre que les victimes de l’obscurantisme se trompent parfois de cibles en combattant l’obscurantisme.

La même approche vaut pour la révolution soviétique. Dès avant les journées d’octobre 1917, « la Russie apprenait à lire ; elle lisait de la politique, de l’économie, de l’histoire (…), les œuvres de Tolstoï, de Gogol, de Gorki », écrit John Reed dans Dix jours qui ébranlèrent le monde. Quels qu’aient pu être, par la suite, les méfaits du stalinisme et la perversion du socialisme « réel », il est indéniable que les peuples de l’ex-URSS ont dû à la révolution de 1917 un énorme élargissement des bases sociales de leur vie socioculturelle et il reste intéressant, à cet égard, de lire le Poème pédagogique de Makarenko, œuvre à la fois très datée et très éclairante.

La bourgeoisie révolutionnaire

Contrairement à la révolution soviétique qui fut la première victoire prolétarienne après trois défaites (France, 1848 et 1871 ; Russie, 1905), la révolution française ne fut pas la première victoire de la bourgeoise révolutionnaire, même si cette victoire se distingue, comme on l’a vu, par des répercussions internationale particulièrement importantes.

Mais, avant d’aller plus loin, il est utile de souligner une différence lourde de conséquences entre les deux mouvances révolutionnaires évoquées ici.

Alors que la propriété bourgeoise engendre un pouvoir économique qui précède de très loin l’accession de la bourgeoisie au pouvoir politique — avec la maîtrise des problèmes de gestion que cela implique —, la classe ouvrière ne peut prendre l’économie en main que par la conquête du pouvoir politique. Il a fallu l’expérience et, finalement, l’échec des révolutions socialistes pour mesurer toute l’importance des difficultés qui en découlent en matière de gestion socio-économique.

Il est certes normal que la maîtrise des problèmes de gestion ne suive pas automatiquement la victoire politique. Même la bourgeoisie révolutionnaire l’a parfois vérifié à ses dépens. C’est ainsi que la chute des robespierristes, en 1794, s’explique au moins en partie par le chaos du ravitaillement et des finances publiques. Mais tout devient nécessairement bien plus ardu encore quand il s’agit de créer un mode de production entièrement nouveau. « Nous avons voulu aller trop vite », entendait-on dire par les inspirateurs de la « Perestroïka ». C’est sans doute aussi ce qu’ont dû penser les successeurs de Mao au lendemain de la désastreuse « révolution culturelle ». Dans tous les cas, l’explication est un peu courte, mais il est vrai, néanmoins, que des erreurs d’optique de ce genre peuvent naître de l’accélération même de l’histoire, dont les rythmes ont commencé à se précipiter de façon sensible vers la fin du XVIIIe siècle. Michelet le relève déjà : « Le temps a doublé le pas de manière étrange ».

Ce n’était pas encore une évidence à la veille de la révolution française. En 1789, il n’y a pas moins de quatre siècles que la bourgeoisie constitue en Europe occidentale, en tout cas dans les pays ou régions qui se construisent autour des villes, une classe sociale dont le poids grandit grâce à ses activités productives, au commerce et à la finance. Dès le XIVe siècle, existe une florissante banque lombarde avec laquelle un Philippe le Bel doit compter. Une nouvelle pensée politique se développe. Nous sommes à Florence, au début du XVIe siècle, quand le premier politologue de l’histoire, Machiavel, écrit cette petite phrase d’une extraordinaire pénétration pour l’époque et qui témoigne en outre d’un sens de la dialectique étonnant : « Dans toute république, il y a deux partis : celui des grands et celui du peuple ; et toutes les lois favorables à la liberté ne naissent que de leur opposition » (Discours sur la première décade de Tite-Live). Aussi, bien que les deux penseurs soient on ne peut plus différents, comprend-on l’intérêt que J.J.Rousseau porte à Machiavel, au sujet duquel on lit dans Du contrat social, publié en 1762 : « En feignant de donner des leçons aux rois , il en a donné de grandes aux peuples. Le Prince de Machiavel est le livre des républicains ». En quoi Rousseau a-t-il raison ? En ceci que Machiavel, laissant la Providence à ses nuées, aborde la politique concrètement ; il analyse le réel en partant du réel. Démarche alors révolutionnaire parce que, sans l’intervention de la Providence, la monarchie absolue perd sa justification tirée du droit divin et, dès lors, il devient difficile de soutenir avec Bossuet, parlant du roi, que « Tout l’Etat est en lui ».

La nouvelle pensée politique qui se développe porte la marque des humanistes et de la Réforme et ce n’est pas en France que l’on trouvera ses principales sources, même si c’est en France qu’elle s’épanouira et prendra ses formes les plus radicales le moment venu. Cela tient au fait que la France est un pays qui s’est d’abord construit non autour des villes mais autour des châteaux. N’oublions pas que certains cantons suisses avaient déjà formé, cent cinquante ans avant la révolution française, une « combourgeoisie chrétienne réformée », que la Hollande avait fait sa révolution bourgeoise dès la fin du XVIe siècle. Quant à l’Angleterre, elle l’avait faite au XVIIe et en deux temps. Dans un premier temps, de 1648 à 1658, elle remplaça la monarchie par la république, puis par la dictature de Cromwell. Cette révolution revêtit des formes religieuses avec les puritains qui, socialement, se recrutaient dans les couches inférieures de la bourgeoisie et dont certains, appelés « niveleurs », réclamaient le suffrage universel pour tous les propriétaires, quel que soit leur rang. Il y eut même, dans le Surrey, un courant favorable au communisme agraire parmi les « niveleurs » campagnards : les « bêcheurs ». Dans un second temps, après une nouvelle période monarchique, la révolution reprit le dessus en 1688 et se stabilisa politiquement par un compromis qui donna définitivement à la monarchie un statut constitutionnel.

Ce compromis allait presque de soi, car, à la différence des aristocraties continentales, l’aristocratie anglaise s’était intégrée au monde des affaires. À la fin du XVIIIe siècle, le machinisme avait déjà pris une place très importante dans l’économie du pays et l’agriculture elle-même y était de type capitaliste — l’ouvrier agricole remplaçant le paysan —, depuis plus d’un siècle.

Naissance des droits de l’homme

La révolution bourgeoise en Angleterre eut aussi d’importantes conséquences sur les plans intellectuel et culturel. Quoique toujours omniprésente, la Bible chère aux protestants dut s’accommoder de l’appartion d’autres guides spirituels, tout particulièrement l’oeuvre du philosophe John Locke qui est à l’origine des termes « droits de l’homme ». Auteur du célèbre Essai sur l’entendement humain (1690), J. Locke se montrait très critique à l’égard de la monarchie de droit divin. Il compta parmi ses lecteurs français Montesquieu et J.J. Rousseau. De même faut-il savoir que l’Encyclopédie de d’Alembert et Diderot, dont il a été question plus haut, s’inspira largement du Dictionnaire des Arts et des Sciences, de Chambers, publié à Londres en 1728.

Devenus dérangeants, les puritains britanniques furent les premiers à se réclamer des droits de l’homme pour se protéger des persécutions, ce qui ne leur servit pas à grand-chose, à ceci près que bourgeois et aristocrates jugèrent bon d’adopter le même concept parce que celui-ci s’inscrivait bien dans la logique de leur compromis politique. Comme le fit remarquer l’historien Albert Soboul, les droits de l’homme nés en Angleterre furent avant tout les droits des Anglais. Et s’ils traversèrent l’Atlantique pour devenir un des fleurons de la future Constitution américaine, ce fut essentiellement parce qu’ils suivirent dans leur exil des puritains qui, après une phase de colonisation, se firent les pionniers d’un nouvel Etat, – Etat dont la création, en 1776, eut le soutien intéressé de la France. C’est ainsi qu’est née cette mentalité si particulière qui se manifeste aujourd’hui encore dans ce pays et à propos de laquelle Marx, dans un écrit de 1851, avait déjà fait l’observation suivante, d’une étonnante actualité : « le mouvement jeune et fiévreux de la production matérielle, qui a un nouveau monde à conquérir, n’a eu ni le temps ni l’occasion de détruire l’ancien monde spirituel. » En effet, malgré l’énorme brassage de populations qu’a connu ce pays, nous remarquons toujours les traces que le puritanisme des pionniers a imprimées dans la mentalité des Américains d’origine anglo-saxonne et s’il a laissé derrière lui un goût prononcé pour les sectes religieuses et le pathos biblique, ce puritanisme est aussi à l’origine d’une vision à la fois universaliste et surtout personnaliste des droits de l’homme. Précisons toutefois que les droits de l’homme que Washington et Franklin défendirent avec tant de ferveur n’eurent une portée universelle que pour les blancs. Ils n’eurent pas plus d’effet qu’un talisman de sorcier sioux pour protéger les populations indiennes. Et il fallut attendre la guerre de sécession et ses prémices, en 1860-61, pour que se dissolve l’alliance de la bourgeoisie industrielle du Nord avec la gentry esclavagiste du Sud, essentiellement parce que celle-ci était devenue un obstacle au développement du capitalisme industriel.

La révolution française

Tout cela montre que la révolution de 1789 s’inscrit dans un ensemble de révolutions qui jalonnent la montée de la bourgeoisie comme nouvelle classe dirigeante, seule ou en association avec la noblesse, dans un espace géographique très étendu et profondément transformé par le capitalisme marchand, ses entreprises coloniales et son commerce maritime intense.

La révolution française ne prend tout son sens que dans cette mouvance générale qu’elle va d’ailleurs dynamiser au plus haut point. Elle aura pour singularité, par rapport aux autres, de mettre en mouvement toutes les classes et couches de la société et de transformer celle-ci de fond en comble en quelques années. Les notions de liberté et d’égalité, qui figurent dans la devise de la République, ne sont pas des inventions de 1789, pas plus que les droits de l’homme. Ce qui est nouveau, c’est que, pour la première fois dans l’histoire de l’humanité, les masses populaires les plus humbles vont se sentir concernées par ces grandes idées. Comme l’a relevé Châteaubriand, les plébéiens achevèrent ce que les patriciens avaient commencé en 1787-88. C’est pourquoi l’Europe tout entière tremblera sur ses bases.

L’historien Georges Lefèbvre a clairement défini les données du problème. Alors que des fractions importantes de l’aristocratie avaient « engagé la lutte contre l’absolutisme au nom de la nation, mais avec la volonté de la gouverner et surtout de ne pas se confondre avec elle », la bourgeoisie fit exactement le contraire et gagna la bataille précisément parce, dans les moments décisifs, sa cause parut se confondre avec celle de la nation.

En fait, la monarchie absolue avait amorcé son déclin dès avant la fin du règne de Louis XIV, mort en 1715. Ce qu’on a appelé la réaction seigneuriale sévit dans tous les domaines : cela va des droits féodaux sur la terre appliqués avec une rigueur redoublée jusqu’à l’impossibilité pour les roturiers d’avoir accès aux grades d’officiers dans l’armée royale. Néanmoins, dans la mesure où elle voulait diminuer le pouvoir royal à son profit, la subversion nobiliaire aurait pu n’être qu’un nouvel épisode de la longue histoire des conflits entre les grands barons et la couronne, si un ensemble de facteurs de déstabilisation du régime n’avait mis la noblesse dans la situation périlleuse de l’apprenti sorcier.

Alors que deux mauvaises récoltes, sur fond de crise agraire, plaçaient le pays au bord de la famine, l’Etat, ruiné par la guerre d’Amérique, avait le choix entre la banqueroute et une refonte complète de son système fiscal, refonte inconcevable sans toucher aux privilèges de la noblesse et du clergé. C’est parce qu’il s’y essaiera timidement que le directeur des Finances Necker (privé du titre de ministre en tant que roturier) sera renvoyé sur décision de la Cour. Décision qui contribuera à mettre le feu aux poudres.

La liberté économique

La place des problèmes économiques dans la crise prérévolutionnaire se vérifie aussi à l’occasion de la réunion des Etats généraux, Parlement de l’ancien régime, en mai 1789. La tenue de cette réunion est en effet précédée d’un afflux de « cahiers de doléances » » dans lesquels les revendications qui préparent l’avenir se repèrent aisément : suppression des barrières douanières internes, législation unique pour toute la France, unification des poids et mesures, etc.

C’est aussi pour avoir fait obstacle à des réformes de ce genre que la noblesse finit par perdre toute sa puissance économique. Si nous prenons le territoire de l’actuel département du Nord, 22% des propriétés foncières appartenaient à des aristocrates avant la révolution, et 20% à l’Eglise. Treize ans plus tard, la part de la noblesse se réduit à 12% et le clergé ne possède presque plus rien. En revanche, la propriété parcellaire paysanne passe de 30 à 42% et celle de la bourgeoisie de 16 à plus de 28%. Anecdote significative : l’ancienne Commission d’assistance publique de la ville de Tournai fut encore, au siècle dernier, le plus grand propriétaire foncier de la région, ses terres étant constituées principalement par d’anciens biens d’Eglise.

Napoléon Ier continua, avec ses vice-rois, ses maréchaux, ses préfets et son Code, l’œuvre de la révolution française qui ne fut plus, dès lors, qu’une révolution bourgeoise épurée de toute ingérence populaire et de ses aspects les plus progressistes : l’esclavage sera rétabli des 1802, sous le Consulat. « Napoléon, écrit Marx, créa à l’intérieur de la France les conditions auxquelles on pouvait désormais développer la libre concurrence, exploiter la propriété parcellaire du sol et utiliser les forces productives industrielles, tandis qu’à l’extérieur, il balaya partout (où il le put) les institutions féodales, dans la mesure où cela était nécessaire pour créer à la société bourgeoise en France l’entourage dont elle avait besoin sur le continent européen. »

Deux exemples pour illustrer certains effets durables de ces « coups de balai » : malgré son annexion par l’empire tsariste en 1815, la Pologne conserva, dans cet environnement quasi féodal, toutes les institutions juridiques d’origine révolutionnaire que la France y avait implantées ; en Espagne, après l’invasion de 1808 qui, on le sait, souleva une âpre résistance populaire, un des premiers actes des autorités françaises fut d’abolir les survivances de l’Inquisition.

En France même, la Restauration de 1814 ne changea rien de fondamental à la nature sociale du pouvoir. Elle ne fit que ramener dans les ministères et grandes fonctions de l’Etat une droite monarchiste plus riche en blasons qu’en puissance réelle. Dans une réplique qu’il prête à un personnage du Cabinet des antiques, Balzac résume la situation avec son habituelle lucidité : « …Il n’y a plus de noblesse, il n’y a plus que de l’aristocratie. Le Code civil de Napoléon a tué les parchemins, comme le canon avait tué la féodalité. Vous serez bien plus nobles que vous ne l’êtes quand vous aurez de l’argent. »

La déclaration des droits

La noblesse d’avant 1789 n’avait rien de monolithique. Sa couche « éclairée » assez bien représentée par La Fayette comme symbole et par Montesquieu comme théoricien politique de grande envergure, aurait voulu pouvoir suivre l’exemple des lords anglais enrichis, sans « déroger », par la révolution industrielle qui avait commencé très tôt outre-Manche. Elle fréquente les philosophes, s’intéresse aux techniques nouvelles et aux théories économiques de François Quesnay, selon qui propriété et liberté individuelles sont des « lois de nature ». En 1784, elle n’est pas la dernière à applaudir Le mariage de Figaro, pièce dans laquelle Beaumarchais prône la liberté de la presse et ridiculise la censure royale. Elle lit Voltaire et son Traité sur la tolérance. La noblesse a par ailleurs tendance à se désagréger par le bas. Bien des nobles déclassés, tel Mirabeau qui était comte, vont se tailler une réputation historique dans le camp des révolutionnaires. On y verra aussi le marquis de Sade, président de la Section des Piques.

La couche supérieure de la bourgeoisie partage les vues de la noblesse « éclairée » dans de nombreux domaines. Avant tout, elle veut la liberté économique, mais accompagnée de tous les changements que cela implique ; il faut, en l’occurrence, une société composée non plus de sujets du roi, mais de citoyens du même Etat-nation-marché. Ces citoyens seront égaux devant la loi, étant entendu qu’aucune autre égalité n’est possible puisque la liberté économique engendre « naturellement » l’inégalité des positions sociales. La logique du lien entre propriété et droit de vote, déjà présente dans la pensée des « niveleurs » anglais, va donc s’imposer durablement, et on sait qu’il en sera ainsi un peu partout, y compris en Belgique où elle prévaudra jusqu’en 1894 et, sous une forme atténuée, jusqu’en 1919.

Georges Lefèbvre souligne que les chefs de la bourgeoise ont agi avec habileté pour faire passer à l’Assemblée nationale, en août 1789, la première Déclaration des droits de l’homme et du citoyen, texte qu’il soumet à une analyse d’une grande finesse. Cette déclaration, écrit-il, « n’avait rien d’abstrait ni de proprement philosophique parce que, sous chaque article, (ses auteurs) alignaient mentalement les faits concrets dont ils avaient souffert. La souveraineté appartient à la nation, c’est-à-dire que la France cesse d’être la propriété du roi ; on ne doit d’obéissance qu’à la loi, c’est-à-dire que la volonté arbitraire du roi, de ses ministres et de ses agents ne s’impose plus à personne ; nul homme ne peut être arrêté et détenu que légalement, c’est-à-dire qu’on ne décernera plus de lettre de cachet ; l’accusé est innocent tant qu’il n’est pas déclaré coupable : on ne rétablira pas la torture ; les citoyens sont égaux devant la loi : par conséquent, les privilèges sont injustifiés ; la résistance à l’oppression est permise, c’est-à-dire que l’insurrection du 14 juillet était légitime ; et ainsi de suite ».

La liberté de conscience était absente de la première Déclaration. C’est qu’on était dans une phase de la révolution qui laissait encore une large place au clergé. Sur cette question, il n’y avait pas de désaccords entre les dignitaires de l’Eglise alliés de la noblesse et la masse des curés engagée, au début, aux côtés de la bourgeoisie. Historiquement, les guerres de religion n’étaient pas si loin et les successeurs de Louis XIV n’étaient pas revenus sur la révocation de l’Edit de Nantes, grâce auquel les protestants avaient eu droit de cité de 1598 à 1685. Il ne semble d’ailleurs pas que la rupture avec le clergé ait été due à la volonté d’établir la liberté de conscience, car la révolution ne s’était pas encore radicalisée quand l’Assemblée nationale, en juillet 1790, s’aliéna de nombreux prêtres en les transformant en fonctionnaires d’Etat assermentés. Le pape Pie VI, qui avait déjà condamné les droits de l’homme, tenus pour « impies », en profita pour entrer ouvertement dans le jeu de la contre-révolution, dès 1791. Cette affaire de la constitution civile du clergé n’a de sens que si on l’explique par la volonté de la bourgeoisie libérale d’affermir sa domination en mettant fin à l’enchevêtrement des pouvoirs civils et religieux qui caractérisait l’ancien régime. Pour le reste, les bourgeois voltairiens ne souhaitent pas la séparation de l’Eglise et de l’Etat. Même s’ils méprisent les curés, ils voient en eux d’indispensables garants de la tranquillité publique et de la bonne éducation des filles. Il fallut d’ailleurs attendre la deuxième Déclaration des droits, celle qui abolit l’esclavage dans les colonies, pour que les protestants obtiennent droit de cité et, avec eux, les juifs et le comédiens. Quant à la séparation de l’Eglise et de l’Etat, décrétée en 1794, elle alla de pair avec un mouvement de déchristianisation dont Robespierre et son culte de l’Etre suprême ne parvinrent pas à limiter les débordements.

Derrière la Bastille

L’insurrection du 14 juillet ne fut en rien l’œuvre de stratèges de la révolution. La Bastille fut attaquée plutôt fortuitement, à la suite du climat d’agitation créé dans Paris par la disette et les tensions politiques du moment.

Des études très précises sont été faites sur la composition sociale des centres névralgiques de la révolution à Paris, ville géante pour l’époque avec plus de 500.000 habitants. Dans L’identité de la France, Fernand Braudel explique que les quartiers pauvres de la ville recevaient, depuis des années, un flot d’immigrants de toutes les parties de la France (avant d’être polonaise, italienne et maghrébine, l’immigration fut auvergnate, picarde et bretonne) ; et cet auteur précise que le faubourg Saint-Antoine, d’où venaient les assaillants de la Bastille, abritera jusqu’à la fin du premier Empire « une industrie artisanale archaïsante, sous le contrôle d’une capitalisme marchand à l’ancienne mode ». Mais il ne tient qu’au hasard que les assaillants de la Bastille soient venus d’un faubourg d’ébénistes plutôt que d’un faubourg de tanneurs, comme l’était le faubourg Saint-Marcel, autre foyer d’agitation révolutionnaire. Jaurès a très bien caractérisé le statut social des forces vives de la révolution à Paris en parlant d’ « une bourgeoisie laborieuse et rude qui vivait côte à côte avec les ouvriers ». Le même phénomène se produisit dans bien d’autres villes, mais Paris étant le centre des grandes décisions politiques, ce qui s’y produisit eut plus de conséquences qu’ailleurs au niveau du pouvoir. Le symbole de la Bastille ne doit donc pas faire perdre de vue le caractère réellement national de cette révolution. Celle-ci soustrait au pouvoir royal, presque d’un seul coup, la plupart de municipalités, — illustration (tardive en France, mais éclatante) d’une aspiration à l’autonomie communale dont était sortie, en Angleterre, la Chambre des communes. En même temps, les jacqueries se transforment en révolution paysanne qui détruit dans les campagnes les fondements de la puissance nobiliaire. Quand on boute le feu au château, c’est souvent moins par colère que pour faire disparaître les parchemins du propriétaire. Les paysans français, dont la condition était supérieure à celle de leurs collègues d’Europe centrale et même anglais, abolirent ainsi eux-mêmes les droits seigneuriaux. Les derniers serfs — il n’y en avait plus beaucoup — furent libérés en août 1789. Acte qui prend tout son sens si l’on songe que, dans la Russie tsariste, le servage ne fut aboli qu’en 1861 et que les mineurs allemands furent considérés comme des serfs jusqu’en 1850 ! Il faut cependant noter avec Jurgen Kuczinski, historien allemand, que l’extrême parcellisation de la propriété du sol, qui résulta de cette révolution paysanne, eut pour effet de ralentir longtemps le développement industriel de la France.

L’irruption de la « populace » sur la scène politique gênait la bourgeoisie, mais il lui fut difficile de s’en passer en raison de l’attitude butée de la majorité des nobles et de l’aveuglement de la Cour.

Louis XVI n’était pas un imbécile, loin s’en faut, mais il était mal entouré et manquait de sens politique. Disons qu’il aurait peut-être pu sauver sa tête s’il avait eu sur les épaules celle d’un Henri IV.

En tout cas, l’establishment du temps flaira vite les dangers de la situation. Un mois et demi après la prise de la Bastille, on lisait sous la plume de Rivarol : « Les nègres de nos colonies et les domestiques dans nos maisons peuvent, la Déclaration des droits à la main, nous chasser de nos héritages. Comment une assemblée de législateurs a-t-elle feint d’ignorer que le droit de nature ne peut exister un instant à côté de la propriété ? »

Nous savons aujourd’hui que la propriété avait encore, en 1789, de bien beaux jours devant elle. Mais Rivarol n’était pas pour autant victime d’hallucinations. Le fait est que les cadres de base du mouvement révolutionnaire considéraient le droit de propriété autrement que ne le faisait la grande bourgeoisie : ils voyaient encore dans la vieille organisation corporative une protection contre les menaces de la libre concurrence. Godefroid Kurth n’eut donc pas entièrement tort d’écrire que la dissolution des corporations ne fit nullement le bonheur des ouvriers. Par ailleurs, les gens qui souffraient de la disette étaient portés à réclamer des mesures contraires au principe de la liberté économique, comme la réglementation du commerce des grains. Aussi n’est-il pas étonnant que des révolutionnaires bourgeois aient partagé jusqu’à un certain point les craintes de Rivarol. On en eut une preuve évidente le 14 juin 1791, quand fut votée la loi LeChapelier qui interdisait la coalition et la grève (loi qui resta en vigueur jusqu’en 1864 pour la grève et jusqu’en 1884 pour le droit syndical).

Reste que la menace d’une contre-révolution et, plus encore, celle d’interventions militaires étrangères limitaient les possibilités de manœuvre de la bourgeoisie. Rien ne put empêcher le mouvement populaire de se donner une identité propre ; il devint le mouvement des sans-culottes, avec ses propres armes, avec son propre parti (une soixantaine de sections jacobines dans Paris), avec sa propre action politique qui réalisa un moment, comme le vit bien Gramsci, « l’alliance révolutionnaire entre la ville et la campagne. »

Désormais, on ne pourra plus parler de révolution sociale sans penser à cette expérience historique. Les masses en mouvement vont instaurer à Paris leur pouvoir politique : la Commune de 1792, ce qui crée, pour un certain temps, une dualité de pouvoirs à la tête de la république. Situation assez rare dans l’histoire : on ne la retrouvera que beaucoup plus tard en Russie, avec l’émergence des Soviets révolutionnaires à côté du gouvernement bourgeois, à partir de mars-avril 1917.

C’est le même mouvement des sans-culottes qui substitue au parlementarisme issu de la révolution juridique une Convention nationale et un Comité de Salut public investis de pouvoirs dictatoriaux, non à la suite d’on ne sait quel emballement totalitaire mais parce qu’il le fallait pour sauver la révolution. De cette période, l’histoire officielle a surtout retenu les excès de la Terreur. Ces excès ont existé et il n’est pas question de les minimiser, mais, comme toujours en pareil cas, il faut les replacer dans leur contexte : les menaces pesant sur la révolution, tant à l’intérieur qu’à l’extérieur ; ensuite les mœurs du temps qui, à la veille même de la révolution, réunissait des foules sur la place publique pour assister au supplice de délinquants réels ou supposés. Si bien que la guillotine qui n’avait pas été inventée en France où elle fut importée sur la recommandation du docteur Guillotin, pouvait passer pour une invention humanitaire ; égalitaire aussi : jusque-là, seuls les nobles condamnés à mort avaient la tête tranchée, on ne pendait que les manants.

Le mouvement populaire fut finalement vaincu en raison de ses propres limites. A tous les niveaux, ses cadres issus de la couche sociale des petits propriétaires furent incapables de prendre en charge les aspirations de ce « quart-état » que constituait alors la classe ouvrière en formation, aspirations d’ailleurs confuses qui s’exprimèrent surtout entre 1792 et 1794 et dont ceux qu’on a appelés les « enragés », l’ancien prêtre Jacques Roux et toute l’extrême gauche des sans-culottes, ont été les principaux porteurs. Il est certain que sans leur pression, la Constitution de 1793 n’aurait pas été jusqu’à prescrire : « La société doit la subsistance aux citoyens malheureux ». Robespierre lui-même fit écho à ces questions nouvelles qui se posaient sur la propriété en proposant d’introduire dans la Déclaration de 1793 quatre articles limitant le droit de propriété « borné comme tous les autres, par l’obligation de respecter les droits d’autrui. » Mais cette proposition resta sans suite. Comme l’a relevé Philippe Raxhon, nos révolutionnaires franchimontois allèrent plus loin encore dans la violation du tabou puisque le droit de propriété fut purement et simplement ignoré dans leur Déclaration des droits adoptée le 16 septembre 1789 par le congrès de Polleur.

On ne découvrit que plus tard l’importance que revêtent, de ce point de vue, les écrits de Gracchus Babeuf, révolutionnaire venu de Picardie. Ces écrits tentaient d’esquisser une théorie du communisme, « communauté des biens et des travaux ». Soit dit entre parenthèses, il est curieux de constater que la révolution française donna ainsi naissance, marginalement, à des théories communistes encore rudimentaires, comme l’avaient déjà fait en Angleterre au, siècle précédent, les « bêcheurs » du Surrey. Babeuf s’essaya à l’action révolutionnaire en organisant, après la chute de Robespierre qu’il avait d’abord applaudie, une conjuration dite « des Egaux » qui le mena à l’échafaud en 1797. Mais les efforts de ce pionnier et de son ami Buonarotti ne furent pas entièrement perdus : au XIXe siècle, on leur trouvera un continuateur en la personne du militant révolutionnaire Auguste Blanqui, dont l’action sera évoquée plus loin.

1830

La bourgeoisie fut donc, à certains moments, débordée par le mouvement populaire, mais certainement pas au point de perdre le contrôle de la situation, comme le montre la loi LeChapelier (qui devait être reprise telle quelle par le législateur belge après 1830).

Battu sur la question de la propriété, Robespierre le fut aussi, au sein même du Comité de salut public, sur l’action des armées de la République à l’extérieur. Lazare Carnot, principal organisateur de ces armées, annonce Bonaparte quand il ordonne aux vainqueurs de Fleurus, en 1794, de « vider le pays » (la Belgique), contre l’avis de Robespierre dont les jours sont déjà comptés.

En 1830 encore, les petits bourgeois nostalgiques du jacobinisme et les ouvriers servirent de bélier contre les vestiges de l’ancien régime : à la suite de quoi la haute banque s’installa au pouvoir sous les auspices du roi constitutionnel Louis-Philippe. On connut une situation assez semblable en Belgique lors de sa séparation d’avec les Pays-Bas : Henri Pirenne n’en a rien dissimulé et Maurice Bologne en a fait état (non sans outrances) dans son étude sur L’insurrection prolétarienne de 1830 en Belgique.

L’Europe restera longtemps dans la mouvance de la première révolution française et nous y sommes encore quand se produit la révolution belge qui est essentiellement politique, avec quelques traits culturels. Cette révolution ne modifie en rien le régime économique et les rapports sociaux. Une fraction de la bourgeoisie, dite orangiste, aurait d’ailleurs préféré le statu quo pour bénéficier du « grand marché » des Pays-Bas déjà maîtres des Indes orientales (l’actuelle Indonésie) depuis le XVIIe siècle.

On apparente habituellement la révolution belge aux révolutions nationales de 1830. Nationale, elle le fut bien plus dans la forme que dans le fond. Pour le reste, on ne lui voit aucune parenté avec le soulèvement des Grecs contre la domination ottomane et celui des Polonais contre la domination russe qui eurent lieu la même année. C’est en vain, et on le verra assez vite, que la bourgeoisie belge va tenter de construire une nouvelle nation avec les populations disparates qui peuplent l’aire géographique que recouvrent, au départ, les Flandres, la population wallonne (la Wallonie n’existe pas encore) et l’actuel grand-duché de Luxembourg. Mais, à défaut d’une nouvelle nation, un nouvel Etat libéral et une nouvelle monarchie constitutionnelle virent le jour dans le cadre belge ; ils parachevèrent les réformes apportées une quarantaine d’années plus tôt par la France révolutionnaire. On remarquera que la révolution brabançonne de 1789-90, mouvement politique très arriéré, n’avait été pour rien dans ces réformes. Quant à la révolution liégeoise de 1789, assurément en harmonie avec les grandes mutations du temps, elle avait fait le ménage de l’histoire dans une ancienne principauté dont le territoire ne dut qu’à l’administration française, républicaine et impériale, d’être ultérieurement incorporé aux « provinces Belgiques ». Henri Pirenne lui-même souligne « le contraste » des deux révolutions, dont l’une s’appuya sur la prépondérance de la grande propriété foncière, l’autre sur celle de l’industrie « qui a aidé les novateurs dans le pays de Liège ».

Parachèvement donc : c’est le mot qui caractérise le mieux la portée des mouvements de 1830 ; c’est vrai en Belgique et ce l’est bien plus encore en France, puisque la chute de Charles X, qui met fin à la Restauration, laisse la place à un régime constitutionnel que les révolutionnaires de 1789 auraient sans doute accepté s’ils ne s’étaient heurtés à un pouvoir politiquement aveugle. En outre la France fait sa rentrée sur la scène européenne ; il ne reste rien désormais de la Sainte-Alliance que les Etats semi-féodaux vainqueurs de Napoléon Ier, avaient mis en place en 1815.

Ce sera cependant la dernière fois, du moins dans nos contrées, que la bourgeoise pourra livrer de telles batailles sans trop de risques. On le verra en 1848.

1848

Le Manifeste du parti communiste, de Karl Marx, paraît en 1848. Il n’aura certes aucune influence directe sur les événements, mais l’analyse qu’il donne de l’évolution du capitalisme et des luttes de classes en Europe fait comprendre pourquoi la bourgeoisie, confrontée à la montée du prolétariat, va renoncer à l’action révolutionnaire ou alors ne s’y engager que sous la contrainte, même là où ses objectifs propres n’ont pas été entièrement atteints.

Avec un retard considérable sur l’Angleterre, le continent est en pleine révolution industrielle depuis le début du siècle. C’est l’explosion du machinisme. On assiste à une réorientation des activités bancaires qui, du grand négoce, passent à l’industrie et aux mines. Un acteur nouveau fait son apparition : le secteur des assurances.

En France, le développement de l’industrie, qui souffre d’une grave insuffisance du crédit, connaît en 1846-47 une phase de crise et d’extension importante du chômage. Et c’est dans ce cadre qu’une nouvelle révolution éclate à Paris, en février 1848, chasse Louis-Philippe et remplace la monarchie constitutionnelle par la IIe République. Un des principaux chefs de file du mouvement est Auguste Blanqui qui se situe, on l’a vu, dans la lignée de Babeuf et qui se distingue, sur le plan de la théorie révolutionnaire, par sa tendance à privilégier la conspiration et le coup d’Etat. C’est dans cet esprit qu’il participe à une révolution qui présente, en France, un aspect nouveau : pour la première fois, les ouvriers tentent de la faire pour leur propre compte. Marx montre toute la portée de l’événement dans La guerre civile en France. À la fin de 1847, la bourgeoisie libérale avait organisé une campagne politique en faveur de la démocratisation de la loi électorale. Mais le gouvernement ne cédant pas, les bourgeois libéraux furent obligés d’appeler à l’aide plus démocrates qu’eux, c’est-à-dire les fractions républicaines et radicales de la petite bourgeoisie. Or, derrière ces fractions « se tenaient les ouvriers révolutionnaires » qui « engagèrent le combat de rues » en brandissant des drapeaux rouges et en réclamant la République sociale.

En 1848, nous sommes en plein romantisme qui n’est pas seulement un mouvement artistique et littéraire. C’est une disposition d’esprit qui peut s’harmoniser avec les utopies socialistes d’un Saint-Simon et d’un Fourier, tous deux déjà disparus mais dont les idées circulent toujours. Le romantisme est aussi dans la révolution, en particulier dans les courants républicains et radicaux qui rêvent de soulever toute l’Europe. On en revient à l’abolition de l’esclavage dans les colonies. Venue de France, une colonne de révolutionnaires français entre en Belgique, où Léopold Ier a déjà fait le nécessaire pour que les libéraux se tiennent tranquilles (il lui a suffi de froncer les sourcils). La colonne française est mise en déroute à Mouscron, au lieu-dit « Risquons-Tout ». Une autre expédition connaît le même sort sur le Rhin. Si le romantisme est aussi dans la révolution française de 1848, où il donne un peu de sa flamme à la république sociale revendiquée par les ouvriers, il n’est pas du tout dans les têtes pensantes de la bourgeoisie qui s’inquiète de l’agitation prolétarienne.

Après sa victoire de février, la bourgeoisie fit mine de comprendre les desiderata de la classe ouvrière. Sur proposition de Louis Blanc, un des ancêtres du socialisme réformiste, on ouvrit des ateliers nationaux à l’intention des chômeurs. Mais, dès le 15 mai, les dirigeants de la révolution, dont Blanqui, étaient arrêtés — précaution autant que provocation. De l’avis de Marx, ce fut délibérément que la bourgeoisie poussa les ouvriers parisiens à l’insurrection. L’armée et la garde nationale mirent cinq jours, du 22 au 26 juin, pour la noyer dans le sang. Même après la fin des combats de rues, 3.000 prisonniers furent massacrés et 15.000 déportés sans jugement.

De l’analyse de Marx, il ressort que si le prolétariat ose maintenant s’affirmer comme une classe ayant ses intérêts et ses objectifs propres, il n’est pas encore en mesure d’élaborer sa propre stratégie politique. Pourtant, la bourgeoisie est loin de maîtriser la situation et ses divisions internes la rendront incapable de gérer sa victoire. On verra bientôt la chétive IIe République passer la main à un nouvel empereur qui profite de l’abattement du prolétariat et de sa popularité dans les campagnes pour se faire plébisciter en décembre 1852. C’est le règne de Napoléon III qui se conciliera la bourgeoisie libérale après quelques années — celles de « l’empire libéral » — avant de mener la France à la catastrophe de 1870 aux accents allègres de la musique d’Offenbach. (On peut se faire une idée de ce que fut la société du second Empire en lisant quelques romans d’Emile Zola, de la série Les Rougon-Macquart). Quant aux autres pays européens (Allemagne, Italie, Hongrie…) où la vague révolutionnaire de 1848 avait pris un caractère plus national que social et où la bourgeoisie était encore plus faible qu’en France, sans parler de la Russie qui fit alors figure de gendarme de l’Europe, ils étaient tous restés sous la coupe des héritiers de l’ancien régime. Ceci n’excluant pas, surtout en Allemagne, un ample développement du capitalisme industriel : les Junkers prussiens feront bientôt bon usage des canons de Krupp.

Mais la classe ouvrière se développe également et ses éléments avancés ont de plus en plus tendance à s’opposer au nationalisme des classes dirigeantes. La Première Internationale — Association Internationale des Travailleurs — naît à Londres en 1864 et sa devise restée fameuse, « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous ! », en lui donnant un contenu nouveau, revivifie l’idée d’une révolution sociale sans frontières déjà esquissée en France par les mouvements populaires de 1792-93 et de 1848.

Au moment où l’AIT se constitue, il y a beau temps que, si l’on excepte l’Italie qui réalise son unité nationale de 1859 à 1870, c’en est fini du rôle révolutionnaire de la bourgeoisie en Europe.

La Commune de Paris

Cela devient évident en 1871, lorsque de la défaite du second Empire face aux troupes de Bismarck, surgit la Commune révolutionnaire de Paris dans une ville encerclée à la fois par les troupes du gouvernement installé à Versailles et les troupes prussiennes d’occupation (qui n’interviennent pas directement). Cette Commune reprend explicitement le flambeau de 1792, mais elle ne le fait pas seulement dans d’autres conditions historiques, elle le fait avec une autre base sociale : les artisans et boutiquiers jacobins ont été remplacés par les ouvriers, du moins majoritairement, et ces ouvriers-là ne sont plus tout à fait les mêmes que leurs prédécesseurs de 1848 ; les hommes de métier traditionnels ont été remplacés en partie par des travailleurs des transports, du bâtiment et de la métallurgie. Sous la protection de la garde nationale qui, cette fois, ne se distinguait plus des ouvriers en armes, la Commune appliqua de nombreuses réformes sociales et démocratiques que Marx a résumées en écrivant : « La grande mesure sociale de la Commune, ce fut sa propre existence et son action. Ses mesures particulières ne pouvaient qu’indiquer la tendance d’un gouvernement du peuple par le peuple. »

En effet, par rapport aux événements de 1848, première tentative de révolution prolétarienne, la Commune de Paris de 1871 se définit comme la première expérience de pouvoir prolétarien dans l’histoire. Il s’agit donc d’un événement d’une portée considérable, même si l’analyse montre, d’une part, qu’elle n’avait aucune chance de vaincre compte tenu du rapport des forces, et, d’autre part, que les choses auraient pu se conclure de façon moins dramatique si certaines erreurs n’avaient pas été commises : le fait de n’avoir pas marché sur Versailles au bon moment, le fait de n’avoir pas mis la main sur le Banque de France en vue d’occuper une position de force pour négocier. Mais tout cela signifie, en fin de compte, que l’ampleur des progrès réalisés depuis 1793, 1830 et 1848 ne s’était pas encore traduite sur le plan de la stratégie politique. La Commune avait été l’œuvre de proudhoniens (majoritaires) et de blanquistes. Les proudhoniens, qui s’opposaient à l’action politique en vertu de leurs convictions anarchistes, avaient été amenés par le mouvement populaire à faire « le contraire de ce que leur prescrivait leur doctrine », comme le fit remarquer Marx. Quant aux blanquistes, les plus actifs, ils ne se sentaient vraiment à l’aise que dans des formes de lutte en rapport avec leur ascendance babouviste ; même s’ils avaient évolué, ils restaient les continuateurs historiques de la Conjuration des Egaux. Paris succomba à l’assaut des troupes versaillaises mené du 21 au 28 mai 1871. On lit dans le journal La Petite Presse du 29 mai 1871 : « On voyait hier sur la Seine une longue traînée de sang suivant le fil de l’eau en passant sous la deuxième arche du côté des Tuileries. Cette traînée de sang ne discontinuait pas ».

Les partis ouvriers et la IIe internationale

Dans les années qui suivent, c’est donc en fonction d’une très dure expérience que les mouvements ouvriers de toute l’Europe vont s’employer à acquérir des capacités stratégiques, avec tout ce que cela implique d’efforts en matière d’organisation et de formation. Les idées marxistes commenceront alors à jouer un rôle important dans la création de grands partis ouvriers nationaux. Fait significatif : le centenaire de la révolution française, en 1889, sera expressément choisi pour donner plus d’éclat — et de sens — à la fondation de la IIe Internationale qui va rassembler tous ces partis pendant un quart de siècle. Rassemblement qui n’exclura pas des différenciations, dont certaines se rattachent aux enseignements de la Commune. Des courants du mouvement ouvrier socialiste voient dans la défaite sanglante des communards une preuve que la révolution doit céder le pas au réformisme. D’autres s’orientent différemment. Ils constatent que le développement du capitalisme exacerbe les luttes pour le partage du monde entre les grandes puissances en même temps que des technologies de plus en plus performantes permettent l’accumulation d’armements à la mesure de telles confrontations. Il ressort des congrès de Stuttgart (1907) et de Copenhague (1910) de la IIe Internationale que la perspective d’une guerre mondiale impérialiste et l’éventualité de sa transformation en révolution prolétarienne ne passent pas inaperçues dans le mouvement socialiste international. Avant de disparaître, en 1895, Engels avait eu le sentiment que les bouleversements introduits en Europe et dans le monde par ce développement du capitalisme avaient déplacé le foyer de la révolution vers l’Est. Effectivement, la Commune de Paris fut la dernière tentative de révolution prolétarienne en France et ce fut en 1905, dans la Russie tsariste, que la classe ouvrière prit le relais de l’action révolutionnaire avec l’appui de la IIe Internationale.

Les conditions dans lesquelles éclata la première révolution russe sont très classiques : la classe ouvrière et la paysannerie souffraient de la crise économique alors en cours (1904-1909) ; et à ces facteurs socio-économiques s’ajouta la défaite de l’impérialisme tsariste, complètement vermoulu, dans sa confrontation militaire de 1904-1905 avec le jeune impérialisme japonais. Cette défaite acheva de discréditer le pouvoir dans la population et de gagner de larges fractions de la classe ouvrière aux idées révolutionnaires des bolchéviks (aile marxiste majoritaire du Parti ouvrier social-démocrate de Russie).

Dans les mouvements qui s’ensuivirent (cadre historique de la célèbre mutinerie du cuirassé Potemkine ), les marxistes russes commencèrent à capitaliser politiquement les grandes expériences qu’avait vécues la France révolutionnaire, de 1789 à 1871. On vit se mettre en place les éléments d’une stratégie politique fondée sur le dépassement de la révolution démocratique bourgeoise par la révolution du prolétariat et de ses alliés — ce que Marx avait appelé la « révolution permanente » à la lumière de l’expérience de 1848. En décembre 1905, le prolétariat de Moscou passa à l’insurrection, mais après avoir atteint son point culminant, la révolution reflua sous les coups de l’armée, fidèle au régime. La défaite des révolutionnaires fut politique autant que militaire puisque quelques concessions de forme suffirent au tsar pour neutraliser l’opposition bourgeoise et accentuer les hésitations de l’aile droite, dite menchévik, du POSDR. Ce fut alors que le mouvement ouvrier russe inventa les Soviets (Conseils), nés, écrira Lénine, du « génie créateur des masses ». Aussi peut-on considérer cette révolution vaincue comme la répétition générale de celle qui allait suivre et vaincre douze ans plus tard.

Octobre 1917

Moins d’un mois avant la révolution d’octobre 1917, alors que la bourgeoisie russe détenait seule le pouvoir depuis que la révolution de février avait renversé le tsarisme sans, pour autant, mettre fin à une guerre dont la troupe elle-même ne voulait plus, Lénine écrivait L’Etat et la révolution. On est frappé, en relisant cet ouvrage (inachevé), par la place considérable que l’auteur continue à accorder aux expériences françaises de 1848 et de 1871, en particulier aux conclusions théoriques que les marxistes en avaient tiré : nécessité de briser « la vieille machine d’Etat » dans ses éléments essentiels : armée, police politique, bureaucratie ; nécessité d’instaurer la dictature du prolétariat fondée sur l’armement du peuple. Et Lénine d’ajouter que les révolutions de 1905 et de février 1917 en Russie « continuent l’œuvre de la Commune » qui « est la forme ‘enfin trouvée’ par quoi l’on peut et l’on doit remplacer ce qui a été brisé ». À ce moment, le fondateur de l’URSS pensait que le pouvoir des soviets pourrait « mater les exploiteurs » avec un Etat « très simple », presque « sans machine, sans appareil spécial ».

Le fait que l’empire tsariste était le « maillon faible » du système impérialiste mondial et que la bourgeoisie russe était elle-même peu développée explique évidemment pour une large part le succès de la révolution d’octobre 1917. John Reed fait à ce propos une remarque générale qui rappelle celle de Lamennais, déjà citée : « Dans les rapports entre un gouvernement faible et un peuple en révolte, il arrive toujours un moment où tout acte du pouvoir ne fait qu’exaspérer les masses et tout refus d’agir de sa part qu’exciter leur mépris ». Mais le prolétariat russe avait d’autres atouts. Quoique très minoritaire, c’était un prolétariat fortement concentré dans certaines zones, notamment à Petrograd, la capitale. Cela ne l’avait pas empêché de rester proche de la masse paysanne qui représentait plus de 80% de la population. Il avait une conscience de classe élevée, des organisations solides, un parti politique dirigé par des leaders remarquables, aptes à l’action légale comme à l’action clandestine. C’est ce qui le rendit capable de mener à bien l’expérience des soviets — à tout le moins dans cette phase de la révolution — et d’adopter une stratégie de la conquête du pouvoir axée : 1) sur ce que Lénine appelait « le développement de la démocratie jusqu’au bout », un des thèmes majeurs de L’Etat et la révolution ; 2) sur l’alliance du prolétariat avec la paysannerie et, plus généralement, avec tous ceux qui voulaient mettre fin aux boucheries de la Première guerre mondiale ; 3) sur l’extension jugée probable de la révolution russe à d’autres pays belligérants.

Sous cet angle, la révolution d’octobre s’inscrit à coup sûr dans la lignée des expériences faites par tous les grands mouvements révolutionnaires européens depuis 1789, bien qu’il faille éviter les comparaisons faciles : laissons à l’an II les soldats de l’an II… Pour le reste, on sait que les chefs de l’insurrection à Petrograd, Lénine et Trotski, se souviennent des leçons de Danton ; du quartier de Vyborg, John Reed dira que c’était « le faubourg Saint-Antoine petrogradois » ; les ouvriers en armes, les gardes rouges, défilent aux accents de La Marseillaise qui a conservé là-bas le tonus révolutionnaire de ses origines.

Plus fondamentalement, on relève aussi dans les deux révolutions des traits antireligieux accusés. C’est, en France, la déchristianisation des années 1893-94 qui s’explique, au moins en partie, par le rejet des séquelles d’une monarchie de droit divin. C’est, en Russie, le rejet d’un régime qui avait fait de l’Eglise orthodoxe un de ses principaux piliers. Mais s’il est possible d’établir un parallèle entre 1789 et 1917, c’est avant tout sur le plan de l’alliance politique des ouvriers et des paysans, comme le confirme la promulgation du Décret sur la terre, le 8 novembre 1917, alors que la révolution de 1848, en France, et la Commune de Paris avaient perdu la partie dans une large mesure parce qu’elles étaient restées des phénomènes urbains.

Dans un autre domaine, se vérifie en 1917 un fait que les événements de 1871 et de 1905 avaient déjà mis en évidence : le fait que les guerres mal conduites, en minant l’autorité du pouvoir en place, provoquent un durcissement de la lutte des classes. Loin de s’apaiser après la chute du tsarisme, en février 1917, cette lutte va se radicaliser parce que la piétaille constate que ce changement n’a ni rapproché la fin de ses souffrances ni clarifié les buts de guerre de l’Etat. Au contraire, le gouvernement Kerenski entend poursuivre les combats coûte que coûte, alors qu’il n’en a plus les moyens matériels et surtout moraux. Tel est le contexte dans lequel l’analyse marxiste de la Première guerre mondiale — guerre impérialiste par tous ses traits dominants — conduit à une propagande qui fait de la révolution socialiste la condition d’une « paix juste » et, en même temps, d’une renaissance de l’internationalisme prolétarien. C’est tout le sens du Décret sur la paix, daté lui aussi du 8 novembre 1817, et de la mise en train, quelques mois plus tard, de la IIIe Internationale.

Ces considérations générales ne feront pas perdre de vue que le déroulement de la révolution d’octobre, comme de toutes celles qui ont été évoquées ici, s’est décidé avant tout sur le terrain, avec des protagonistes plus ou moins expérimentés et habiles. De la Commune de Paris, on a pu dire que si les communards avait occupé la Banque de France… En Russie aussi, de tels facteurs jouèrent. Ce fut une tentative de coup d’Etat militaire organisée en août par le général Kornilov qui eut pour effet de convaincre les ouvriers d’instaurer leur propre pouvoir pour sauver les acquis de la révolution. De leur côté, les 60.000 hommes de la garnison de Petrograd avaient refusé de se laisser renvoyer sur le front. Mais tous les soldats n’étaient pas disposés pour autant à se rallier aux bolchéviks. C’est ainsi qu’ayant quitté Petrograd pour y revenir à la tête de troupes fidèles au gouvernement, Kerenski fut à deux doigts de réussir, au moins temporairement. Mais, à un moment donné, ses cosaques eurent devant eux un régiment qui désirait rester neutre ; trop sûr de lui, Kerenski voulut alors une reddition pure et simple et fit donner le canon. Il n’en fallut pas plus, au bout de dix minutes, pour envoyer ces soldats hésitants dans le camp de la garde rouge.

***

Nous n’épiloguerons pas ici sur les suites de cette expérience qui, au terme d’un peu plus de sept décennies, s’est terminée par un échec (dont on peut dire aussi qu’il n’a pas eu de territoire propre…). Echec qui, de toute évidence, différencie fondamentalement 1917 de 1789 puisque, dans ce cas, le pouvoir au sens le plus étendu du terme (y compris économique) a échappé à ceux qui l’avaient conquis. Toutefois, sa fin est encore trop proche pour se hasarder à conclure hâtivement le chapitre des répercussions mondiales de cette expérience. Entre la Commune de 1792-93 et celle de 1871, il y eut en France deux royautés, deux empires, plusieurs guerres, deux soulèvements populaires et, brièvement, une république. C’est dire que l’histoire ne permet pas de fermer la parenthèse avec trop d’empressement. Ce qui est sûr, c’est que, sur le plan social notamment, les choses ne seraient pas ce qu’elles sont jusque dans les pays les plus développés, s’il n’y avait eu le grand chambardement d’octobre 1917. On peut le vérifier en Belgique également. Dans son livre La politique intérieure belge (1914-1940), le professeur John Bartier relève que la crainte de « l’exemple russe » contribua à stimuler le zèle réformateur de nos milieux dirigeants dès avant la libération du pays en 1918. Et parlant des progrès sociaux en Belgique, le professeur Henri Janne écrivait encore, en 1960, dans la revue Socialisme, que cette avancée fut « favorisée par le développement des sociétés économiques de l’Est auxquelles il est devenu nécessaire d’opposer les progrès sociaux du capitalisme occidental. » On peut du reste le vérifier d’une autre manière, négative cette fois, depuis que l’échec du socialisme « réalisé » a stimulé le zèle ultralibéral de toutes les droites aux dépens de nos conquêtes sociales.